
Nous n’avions pas la télévision, ce n’était pas pour nous. Pas assez d’argent. Pas assez riche.
Pour la regarder cette P… .. de télé je devais ruser pour me faire inviter, et voler ainsi les quelques instants de bonheur que semblait parsemer autour d’elle ce nouveau jouet magique. Ceux qui la possédaient vivaient dans un autre monde. Dès que la dame en blanc et noir s’illuminait, je n’existais plus. Tous les gosses idolâtraient désormais un autre chef de bande. Je perdais sur eux mon pouvoir, et mon influence de chef accepté. Quoi que je propose le dimanche, à l’heure de Du Guesclin, Thierry la Fronde ou du film de Cow-boy, rien ne pouvait plus désormais les faire changer d’avis. Ce maudit écran me délestait de mon maigre pouvoir.
Fin lamentable d’un règne absolu. La télé avait réussi sans bruit avec ses images un fabuleux coup d’état, elle me dépossédait de tous mes titres fièrement conquis.
Ces sales gosses heureux possesseurs du jouet, avaient tout vu et tout entendu. Ils devenaient ceux qui savaient avant les autres. Et moi j’étais ignorant. Je redevenais cancre de ne pas avoir la télé. Je n’avais pas la télé, alors je ne pouvais me mêler à la discussion. Je me souviens bien de ce rejet, je les écoutais sans pouvoir participer à la conversation. Alors pour ne pas paraître idiot, pour éviter a nouveau le bannissement j’inventais des cabanes à construire, des arcs et des flèches à tailler, mais rien n’y faisait. Je reculais d’un pas, je m’excluais du cercle des érudits. Putain ! que ce fut dur à vivre cette exclusion !
Je repense soudain à un grand écrivain marocain que je découvre seulement aujourd’hui, Mohamed Choukri. Lors d’une discussion politique à la terrasse d’un bar je crois, il fit une remarque à l’homme politique en campagne électorale. La seule réponse qu’il reçu du candidat fut cinglante : « Tu ne peux te mêler à la discussion, tu ne sais ni lire ni écrire. » Cette phrase de la honte déclencha chez lui la frénésie d’apprendre, il devint instituteur et écrivain.
Inlassablement, surtout le dimanche après-midi, je cherchais niaisement la compagnie de Richard ou Joaquin, les chanceux qui possédaient une télé. J’espérais parmi eux le dimanche, partager le western de l’après midi. Mais rusés l’un et l’autre, affranchis à présent de la puissance de frappe que leur prodiguait la nouvelle arme, m’obligeaient alors à négocier et accepter souvent leurs jeux idiots.
Un jour en cachette je suis monté sur un pylône téléphonique pour voler des images de la télé de Richard. Il habitait au premier étage, je pouvais ainsi de l’autre coté de la rue suivre au moins les images. Il s’en aperçut et se décala juste assez pour me cacher l’écran. Je redescendis la rage au cœur et la honte au poing. Ce n’est pas la rouste qu’il reçut quelques jours plus tard qui me consola. J’avais eu envie de lui crier « Souviens toi de la télé ! ».
Mais la vérité d’aujourd’hui c’est que je mendiais pour regarder la télé, je quémandais un instant de bonheur furtif. Malgré cela, très rarement, j’étais invité à regarder le « cow-boys » du dimanche.
Je me revoyais au cinéma de Midelt, le Rex où les AYAKATSIKAS, les propriétaires, m’invitaient gratuitement pour voir tous les films de Cow-boy que je voulais. Pendant ce temps, mon père les défiait au billard.
Je pleurai souvent parce que les indiens mourraient tous et toujours. Moi j’aimais les indiens, j’étais toujours pour eux, contre les méchants cow-boys. Il y avait aussi des indiens Pieds Noirs, c’est ceux que j’aimais le plus. Sans doute étaient-ils comme moi une race en déperdition, en disparition, des exilés sur leur propre patrie.